Carte d’infidélité
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Carte d’infidélité

Suivant le conseil de mon médecin qui m’enjoint de marcher régulièrement chaque jour, je me rendais à pied vers le village de Vésenaz, une petite bourgade où l’on trouve toutes les facilités commerciales. De la route d’Hermance, j’ai l’habitude de pénétrer dans le bâtiment de la MIGROS où un escalier roulant me conduit sur la route de Thonon. En passant, je vois les caissières dont les tuniques oranges me font immanquablement penser aux prisonniers de Guantanamo. Comme elles sont bien sagement assises dans leur box, j’imagine sans peine qu’elles doivent avoir des chaînes aux pieds qui les rivent à leur poste de travail.

Je poursuis ma route sur la route de Thonon, passant devant la pharmacie bleue dont les employés me préparent régulièrement, en ma qualité de retraité légèrement cardiaque, le cocktail de médicaments que les industries pharmaceutiques m’imposent avec la complicité de médecins soumis à leur diktat.

Puis je passe devant une agence immobilière qui propose de somptueuses habitations dont les prix, exprimés en un certain nombre de millions de francs, montrent bien qu’elles ne sont pas destinées à ceux qui gagnent honnêtement leur vie à la sueur de leur front mais plutôt à des oligarques russes ou à quelques potentats en exil qui sont arrivés là avec une partie de la caisse de leur Pays.

Poursuivant ma route, je passe devant la bâtiment de la nouvelle COOP qui, curieusement, impose de descendre tout d’abord deux étages vers une cave où se trouvent ses rayons. Le magasin est immense, disproportionné à la modestie du village. Il y a tout ce dont on pourrait avoir besoin, bien rangé sur des rayonnages qui bordent de longues avenues. Les néons qui illuminent cette cave-magasin font oublier que nous sommes à la campagne et que, peut-être, à l’extérieur il y a du soleil.

Mais je ne m’arrête pas à la COOP mais poursuit ma route vers MANOR, mon magasin préféré. Je pense que Baudelaire a dû connaître MANOR puisqu’il a écrit : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté ». Même le parking est destiné à de riches consommateurs. Il est bien éclairé et les places très larges permettent de garer sans aucune difficulté les Porches Cayenne et autres quatre-quatres. C’est le confort absolu. Les caissières et les employées sont toutes souriantes et leur patron leur fournit des tenues en accord avec les saisons. Aux alentours de Noël, elles portent des habits noirs qu’illumine une belle fleur rouge portée à la boutonnière. Dès que le printemps pointe son nez, elles abordent un chemisier blanc égayé d’un joli foulard vert pomme. Dans cet environnement, tout porte au ravissement.

Bien sûr je possède la supercard de la COOP, la carte cumulus de la MIGROS et la carte MANOR. Mais ce jour-là, en attendant mon tour à la caisse, la suite du poème de Baudelaire « luxe, calme et volupté » me revint en tête et me fit chavirer l’esprit et il me semblât alors que la jeune caissière, souriante et complice, me proposait quelque chose de tout à fait inhabituel, une carte d’infidélité. Elle m’expliquait que la direction leur permettait de proposer une telle carte aux clients réguliers les plus sympathiques. Cette carte permettait de fidéliser ces clients en leur proposant d’améliorer leur sieste en compagnie d’une de ces charmantes caissières qui adhéraient volontairement à cet exercice de communication intégrale pour la gloire de leur enseigne.

Moi, dont les siestes n’étaient plus agrémentées que de saines lectures, j’acceptais sans réserve ma nouvelle carte d’infidélité, me félicitant d’être l’heureux client d’une si chaleureuse entreprise.

Lorsque j’ouvris les yeux, j’étais allongé dans l’arrière-boutique du magasin et le gérant me dit que j’avais eu un léger malaise au cours duquel j’avais tenu des propos incohérents à propos d’une carte d’infidélité. La chute brutale dans la réalité quotidienne me remit immédiatement sur pied et il ne me restât plus aucune séquelle de ce malaise. Mais le souvenir de cette très douce carte d’infidélité illumina mon visage et personne ne sût d’où venait mon sourire.

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